L’ÂNE DE LA DIGNITÉ
C’était un matin comme les autres, un matin ni plus ni moins, après une nuit ni bonne ni rien… Un matin imbibé d’habitudes qui dégoulinent en combinaisons régulées par les aiguilles qui tournent et se croisent inlassablement… un matin sans le temps de rien.
Me dépêcher, dresser des listes qui jamais ne finissent, ne plus penser autrement qu’à ce qui doit être fait, je me retrouve dans la rue passante sans m’être vue avancer.
Sur les étals du marché, les odeurs se mêlent aux voix qui s’élèvent, les gens se bousculent en soufflant sans arrêt. J’ai déjà le tournis, quand la silhouette d’une dame âgée qui se tient au milieu de la foule avec son panier me raccroche à l’immobilité.
On dirait qu’elle est là depuis des années, tant elle se confond, tant elle s’efface dans le décor de l’allée. Ses vêtements usés contrastent avec ceux des riches marchands, des riches clients qui, des rouleaux de tissus sous les bras passent sans la regarder. Elle n’a que quelques statuettes de bois à vendre pour alléger le poids du vide que ses poches font peser dans les pavés.
Je m’arrête et je la regarde du coin de l’œil, ne sachant quoi faire, ne sachant comment l’aborder lorsque un homme un brin moins âgé qu’elle, s’approche en hochant la tête.
Je n’entends pas ce qu’ils se disent, ils échanges des regards et des mots inaudibles, mais après quelques instants, je vois la vieille femme esquisser un vrai sourire. Elle lui tend une statuette tremblante tandis qu’il lui donne en retour quelques billets de toutes les couleurs.
Dans son regard, je lis ses larmes en gouttes de gratitude, je vois ses épaules qui se redressent, son front qui monte vers le ciel… on dirait même qu’elle parvient à mieux respirer.
Chacun s’éloigne dans la direction opposée à l’autre et je ne comprends pas ce qui vient de se passer.
Sans attendre l’envie me prend, je me mets à courir au milieu des épaules inflexibles pour le rattraper. Lorsque j’arrive à sa hauteur, il ne paraît pas même surpris et s’amuse de me voir essoufflée. Je lui explique la raison de ce bond hors de ce qui me ressemble et l’homme se met à rire à voix pleine.
- C’est parce que vous ne savez pas pourquoi vous l’avez fait qu’il fallait le faire chère enfant. Il gratte sa moustache pour réfléchir un instant.
- Pourquoi autant d’argent pour un seul petit âne en bois ?
Je crois que les choses n’ont pas la valeur de ce qu’on leur donne… mais que les gens à qui on donne de la valeur en ont plus qu’ils ne le pensent. - Ce n’est pas une statuette toute simple, c’est sa vie entière et elle est bien plus difficile que celle de tous ceux qui nous entourent ici. Au cours de la mienne j’ai gagné autant d’argent que je le voulais et je l’ai payé d’une lourde solitude qui m’a brisé… Vous savez l’or n’a aucun goût, il ne se mange pas, il n’aide pas à s’hydrater… il n’est pas utile d’en avoir des montagnes… elles finissent par vous enliser.
Tous ces marchands très riches, ces clients qui ont plus que les moyens de subvenir à leurs besoins, devraient pouvoir soutenir une cause importante à leurs yeux… ainsi ils se décentreraient d’eux-mêmes et le monde irait peut-être mieux…
Comme dans votre course après moi, c’est mon cœur qui m’a poussé vers elle. J’ai fait ce que j’ai cru bon de faire.
Les sons autour de nous, ne me parviennent plus… l’effervescence a disparu. Sous son chapeau, de petits yeux noirs en amandes se plissent pour rejoindre ses sourcils neigeux avant qu’il ne reprenne :
- Mais faites bien attention aux pièges. Tous ceux qui se prétendent pauvres ne sont pas à plaindre.
- Comment savoir que cette femme l’était alors ?
- Parce qu’elle ne m’a rien demandé. Elle n’a tendu ni sa langue ni sa main, elle ne m’a pas flatté. Avec le peu qu’elle a, elle cherche à s’en sortir sans se plaindre ni implorer.
Je ne trouve pas de bonté ni de sens à la charité si elle n’est pas enveloppé de dignité. Malgré toutes les difficultés, cette dame a gardé la sienne et cela voyez-vous, cela m’inspire beaucoup de respect…
Elle mérite bien plus pour un âne de bois que tous les arnaqueurs qui prétendent vous vendre toujours le meilleur avant de vous étrangler le porte-monnaie.
Car le meilleur ne se trouve qu’à un seul endroit… il se situe dans le cœur et dans ce que chacun décide de faire avec lui…
Il s’est éloigné après avoir tapoté une main bienveillante sur mon épaule, tenant le petit âne brun dans la finesse de ses doigts libres. Je l’ai regardé partir comme une étoile qui éclaire un peu mieux le chemin… c’était tout à coup un matin où il ne manquait plus rien.
Elody