LA NOBLESSE DU CŒUR
Ne le dites à personne, je suis en train de faire quelque chose d’atroce.
Je retiens dans les secrets de mes cachots glacés, un prisonnier que je ne libérerais jamais. Autrefois cet homme m’aimait, mais aujourd’hui il veut me quitter pour une autre… il veut s’en aller et me priver de tout ce qu’il m’a donné.
La couronne de ma vie idéale, celle que j’ai mis tant d’ardeur à faire briller depuis qu’elle m’a été posée sur la tête, tombe par terre.
Il m’avait juré ses sentiments pour la vie entière… Voilà qu’il veut à présent renoncer à l’or et à son titre pour une peste qui sent la poussière et le fumet de la terre.
Dehors, par delà les grilles et le mur d’enceinte, les bois hurlent.
À la lisière de la forêt les remords me guettent, mais je ne les laisse pas me gagner. Moi je l’aime toujours !
Il ne peut pas décider tout seul de ce qu’il est bon ou non de faire.
Je peux pas le laisser s’en aller et détruire tout ce qu’on a été…. le portrait du couple parfait, le joli tableau glacé… Il en va de ma réputation ! On ne quitte pas une altesse pour une souillon !
La nuit il pleure, parfois il enrage.
Je sais qu’il a froid et que la faim le tiraille.
Je le prive de tout comme un ultimatum, pour qu’il revienne à la raison, pour qu’il me supplie de lui tendre la main… et pourtant, il ne fait rien.
Chaque jour il me déteste davantage. Je m’effondre sous la tour de mes coussins de satin pour ne plus avoir à l’entendre, pour ne pas voir combien il est malheureux entre ces murs qui nous ont connu si heureux.
Ne voit-il donc pas que je souffre bien plus fort que lui encore ?
Il est à moi… sur son cœur c’est moi qui règne et il ne saurait en être autrement !
Que pourrait-il vouloir dehors qu’il n’a pas ici ? Il crie qu’il veut retrouver sa liberté, qu’il a le droit de ne plus m’aimer… qu’il n’y peut rien… que toutes les choses, même les plus belles ont une fin !
Vous vous rendez compte !
C’est insensé ! On ne quitte pas un château si confortable comme ça.
On ne détruit pas les tours d’ivoires, au risque de faire exploser toutes les illusions auxquelles on croit.
Alors que faire ?
Et si c’était l’inverse, voudrais-je être sa prisonnière ? Aimerais-je qu’il me traite aussi mal… à la hauteur de sa propre douleur ? me chuchote une voix qui remonte et que je noie.
Les fées qui vivent dans le palais chuchotent par derrière les rideaux que je suis une sorcière… que si l’on a autant aimé que je le prétends, on ne salit pas tout le Beau de qui a été vécu et échangé du temps où l’on était des amants.
Elles ricanent de mon ego démesuré et se moquent de moi dans les couloirs qui résonnent du nom avec lequel elles me surnomment… « la Dame sans Pitié ».
Mais enfin ! Je suis une princesse, je ne peux pas me retrouver seule !
Que penserait la famille royale, les serviteurs et tous les sujets de mon royaume ?
Que vont dire les gens dans mon dos que je ne saurais pas supporter ?
Il doit rester ici ! faire semblant !… un jour, il m’aimera à nouveau je le sais. Mon image est en jeu, l’équilibre de mon « Je » aussi.
Depuis la tour d’astronomie, l’enchanteur me regarde.
Il m’observe à travers sa lunette astrale. Il concocte des potions d’acceptation et d’apaisement pour que je passe le cap, alors que j’ai exigé qu’il me fournisse un puissant filtre d’amour. Il se dérobe à mes volontés et ça a le don de me rendre folle.
Tout va contre moi, ce monde est vraiment ignoble, tellement ingrat.
Tous oublient qu’ils me doivent obéissance et respect je crois !
Le mage ose me dire que je ne suis qu’une infecte capricieuse, tellement amoureuse de mon reflet que Narcisse se fait petit à mes côtés. Si je pouvais, je le ferai décapiter pour son insolence… mais il serait capable, comme un démon, de venir me posséder pour me le faire regretter.
Il dit que j’ai été trop pourrie, trop gâtée… que je suis une princesse empoisonnée, rendue toxique par ma façon de penser et que bientôt le pont-levis se refermera sur moi en me transformant en dragon, si je ne réalise pas que je dois changer.
Il dit que je suis condamnée à reproduire sans cesse le schéma et que c’est moi qui mourrais enfermée à l’intérieur de lui… butée à ne rien vouloir entendre ni comprendre de ce que la vie me dit.
À la lisière des bois, attends la paysanne sans pedigree qui chante assise sur une pierre, avec la voix d’un rossignol.
Mon prince hurle, si bien que même les entrailles du fort brûlent !
Il veut s’évader pour la rejoindre, il veut me laisser et aucun de tous les trésors que je possède ne l’arrêtent ni ne le retiennent. Elle l’a ensorcelé, c’est elle la diabolique qui a tout détruit.
Qu’a donc cette fille que je ne possède pas ? dis-je à voix basse derrière le vitrail. L’enchanteur me répond qu’elle vit sans fard ni aucun élixir… qu’elle l’aime pour celui qu’il est, sans conditions, sans exiger quoi que ce soit en retour, sans vouloir le changer.
Il dit : Voyez-vous princesse, c’est cela que l’on appelle la noblesse du cœur.
Elody