L’AQUARIUM DE LA SIRÈNE

Connaissez-vous l’histoire tragique de cette femme devenue sirène qui a accepté de passer le restant de sa vie dans un aquarium pour tous les jours, seulement apercevoir l’homme qu’elle aime ?

J’avais lu dans les journaux de l’Imaginaire cet article fantaisiste et au combien réel lorsqu’on le prive de ses métaphores et des images sur ses rivages.
J’ai eu envie de vous raconter sa vie pour ne pas qu’elle tombe dans l’oubli, pour que toujours on se souvienne que derrière les vitres de la peine, attends le cœur éteint d’une princesse qui n’a vécu que de ses rêves.
Je me suis rendue par des chemins hasardeux dans ce lieu si peu commun où l’odeur du poisson empeste, tandis qu’il se transforme en mirage à la cannelle lorsqu’on approche du bassin où son drame la retient prisonnière.

On dit qu’elle ne voit rien au travers de son aquarium et c’est ça qui déchire le cœur plus encore. Lorsque je me suis approchée, elle était assise sur un rocher glacé. Ses magnifiques cheveux bruns disposés de part et d’autre de ses épaules voilaient sa poitrine de porcelaine. Elle portait une fleur perlé pour dégager le sublime de son visage pourtant si détaché de sa présence.
Et que dire de cette queue de poisson mauve et turquoise qu’elle laisse onduler dans les reflets du soleil. Que dire de toute cette beauté sans prendre le risque de l’abîmer en manquant de justesse.

Je savais que je ne pourrais pas lui parler, alors je l’ai regardé si longtemps que j’ai commencé à entendre ses pensées.
J’y ai vu tant de grisaille, de brouillard et de matins pleins d’orages. J’ai vu la détresse derrière sa prison de verre, j’ai entendu les mots que jamais un être si exceptionnel ne devrait pouvoir penser.
J’ai été bouleversée par les contrastes qui m’ont explosé au visage et alors que j’ai laissé aller sans sons mes larmes, un agent d’entretien est passé à côté de moi et s’est arrêté pour discuter un peu.

  • Ça fait ça à tout le monde vous savez ! personne ne peut rester ici pour la regarder… car même si sa beauté est fascinante, elle n’a d’égal que la tristesse dans laquelle elle est plongée.
  • Mais que s’est-il passé ?
  • Autrefois on dit que c’était une femme étonnante, pleine de vie, pleine d’envies. Une femme de son temps à l’aise dans l’air de l’instant et puis elle a croisé la route d’un marin dont elle est tombé éperdument amoureuse.
    Il n’était jamais là et vous savez la légende qui raconte que les femmes portent malheur sur les bateaux a la dent dure… pour être avec lui, pour estomper le manque de ses absences… elle s’est mise à nager, à nager encore.
    L’eau de la mer a fini par remplacer le sang dans ses veines et ses jambes se sont transformées pour l’aider à le rejoindre… pour lui donner la chance de le rattraper dans l’écume qui toujours se perd.

Elle est devenue esclave de ses passions, nouée par ses envies, prise dans les filets de l’impossible.
Elle n’a pas su s’aimer suffisamment et lui n’a fait que la meurtrir sans réaliser qu’en entretenant ses désirs de lui appartenir, il la ligotait à la proue de son navire.

Aujourd’hui elle est là parce qu’il est très âgé. Elle a gagné la jeunesse éternelle, mais son cœur depuis longtemps est vieux de l’enfer qui l’enchaîne. Elle vivra aussi longtemps que l’amour qu’elle lui porte. Elle ne pourra se défaire du sort que lorsqu’elle acceptera de passer à autre chose.

Parfois il vient la voir dans son fauteuil roulant et elle ne le reconnait pas.
Il regrette aujourd’hui bien sûr, il contemple les dégâts qu’on peut causer sur une âme lorsqu’on est pas assez honnête pour lui rendre la liberté de renaître… lorsqu’on veut garder pour soi le gain du bonheur sans savoir ni pouvoir le rendre… en l’épuisant jusqu’au fond du flacon des espérances.

Elle reste là de jour comme de nuit et parfois lorsqu’elle nage, sans qu’on sache ce qui se passe, l’eau du bassin devient rose. Les étoiles de mer se collent partout contre la paroi et des hippocampes dansent dans des bulles fluorescentes.

L’amour est un grand criminel vous savez, regardez ce qu’il a fait d’elle ! Mais c’est son choix et nous ne pouvons que l’accepter, que voulez-vous ?… elle attend toujours et encore depuis toutes ces années qu’il revienne la chercher. Depuis longtemps elle ne chante plus, depuis longtemps elle est morte sans le savoir… alors vous savez, c’est bien difficile pour nous autres de nous extasier de sa sublime différence… quand on sait combien elle a fini par l’isoler dans ses manques.


Je ne pouvais plus rien dire, je suis restée là hébétée. Et comme si elle était descendue d’un nuage, elle a plongé dans son bassin immense. Et que voulez-vous… face à tant de grâce, j’ai laissé rouler toutes mes larmes.
L’eau s’est émerveillée, elle est devenue si claire que je voyais les reflets infinies de ses écailles et de ses cheveux qui la caressaient dans ses ondulations hallucinantes. Elle a tournoyé en jouant avec les poissons de sa cage et lorsque elle est venue poser ses mains contre la paroi en cherchant du regard quelque chose à voir… doucement je me suis approchée davantage.

J’ai posé les miennes contre les siennes, je l’ai regardé à travers ce filtre et j’ai pas compris comment c’était possible… des perles de nacre ont roulés depuis les coins bleus de ses yeux et sont tombées sur le sable au fond de sa prison. En entrouvrant ses lèvres elle a prononcé un « je t’aime » que je n’ai pas entendu, mais qui s’est gravé au plus loin de ma vue.


En la regardant, j’ai compris que ma vie n’appartenait qu’à moi… qu’à trop attendre des circonstances, elles vous enchaînent à leurs conséquences… J’ai compris que je devais lâcher-prise, avoir confiance en ce qui est… j’ai réalisé que ce qui doit venir arrive et si ce n’est pas le cas, ce n’est pas si grave. Les regrets ce n’est pas moi qui les aurait, ce n’est pas moi qu’ils feront souffrir.


Et la sirène est remontée sur son rocher. Durant les heures qui ont suivies, elle n’a pas bougé… ni moi non plus… jusqu’à que je me relève enfin parce que j’étais prête à me détourner d’elle et à revenir ici avec les mots qu’elle m’a laissé pour vous raconter son histoire, à l’encre de ses maux… à l’encre de ses plaies… pour que jamais plus aucune femme n’ait à vivre ce qui l’a enfermé.

Elody