L’ENVERS DU MIROIRL’ENVERS DU MIROIR – Elody Henry

Premier Roman d’Elody Henry

paru aux Editions du Lys Bleu en février 2019

CHAPITRE 1

Renouer avec le passé

Souvent elle avait pensé que dans la chambre face au grenier, le miroir flouté devait avoir des pouvoirs. Elle n’était qu’une enfant lorsqu’elle se regardait dans son reflet, prenant tour à tour l’apparence d’une lady, d’un pirate ou d’une reine antique. Elle se souvenait des rideaux blancs qu’elle croisait sur la fenêtre pour ne pas être regardée. Ils laissaient passer une lumière feutrée, seul témoin de ses rêves qu’elle se prenait à idéaliser.
Elle aimait les souvenirs qu’elle avait dans cette maison : les rides creusées par son enfance, les rires incrustés dans la tapisserie de la salle à manger et l’odeur du bonheur sous le plafond de la cuisine…

Ce jour était un jour particulier. La maison devait être vidée de toute son identité. De nouveaux acheteurs allaient en prendre possession dans un mois.
Comment peut-on sérieusement faire ça ? se disait-elle. Était-elle seule à penser ne pas en être capable ? Que c’était hors de sa portée ? Ou bien les gens font et se taisent, supportent au lieu d’oser exister.
De toute façon elle n’en aurait jamais la réponse. Elle était là, seule dans l’air de l’insouciance qui vivait encore, des cartons dans la main gauche et les clés dans l’autre.
Quinze ans qu’elle n’était pas revenue ici. Sa gorge se noua. La clé qui tournait à présent dans la serrure venait de faire céder le verrou.

La porte s’ouvrit sur le silence de l’immobile.
Elle resta là un instant sur le seuil, ne pouvant se résoudre à le franchir. Elle pensait qu’elle devrait confier cette tâche à son frère, qu’ainsi ce serait réglé… encore aurait-il fallu en avoir un !
Elle fit deux pas dans l’entrée poussiéreuse, suspendue dans un temps qui n’existait plus. Son regard s’aimanta sur une photo de famille posée sur la console devant elle. C’était cette grand-mère qu’elle n’avait jamais connue et son père à côté d’elle, encore tout petit.
En remontant le couloir, elle reconnut le fauteuil Emmanuelle, emblème de sensualité de cette époque révolue où la femme prenait éveil, sans subir encore la perversité de l’obscène.

Elle pénétra dans la cuisine avec l’envie d’un café silencieux avant de commencer son chantier. Ouvrir la fenêtre, laisser entrer la lumière et l’air frais nécessaire à retrouver des idées claires.
Elle espérait qu’il reste de la poudre dans la boîte en fer, sur l’étagère où sa mère la posait. Un coup de nettoyage et le tour était joué, l’odeur suave des arômes était en train de se dissiper et d’embaumer la pièce.

Rien n’avait changé. Le napperon blanc en dentelle au centre de la table était devenu gris et les fruits dans la coupe avaient, eux pourri. Les bouquets de fleurs séchés suspendus servaient de nid aux araignées, tandis que le frigo ronflait encore la même note éraillée.
Les chaises gravées aux prénoms de chacun lui firent ressentir le vide, comme au bord d’un précipice. Autrefois ici existait la vie… avant d’être remplacée par l’oubli.
Elle déambula dans la pièce l’air hagard, ne sachant pas par où elle allait commencer. L’escalier sous son regard lui lançait des appels muets. Elle devait monter, aller revoir son miroir !

Le café continuait de couler lorsqu’elle emprunta les larges marches en chêne qui craquaient sous son poids. Après quelques enjambées, son instinct lui rappela où poser ses pieds pour les faire grincer le moins possible, comme lorsqu’elle était petite fille.
Tout était exactement à la même place. Le temps était passé sur les couleurs ainsi que sur la sensation de chaleur d’un endroit qui vous paraît douillet. En face se trouvait la porte bleue… elle ne l’avait pas ouverte depuis si longtemps.

La porte de cette chambre qui renfermait une partie d’elle, se tenait là comme sur une image figée. En la poussant, des larmes envahirent ses yeux. Tout revenait à la surface comme des vagues qui laissent et reprennent leur écume sur la plage. Rien ne semblait vrai.
Comment une pièce si banale avait pu être aussi magnifiée dans son imaginaire ?
L’avion de bois en guise de lustre lui paraissait bien plus petit que dans sa mémoire, le tapis rouge au pied du lit sur lequel elle jouait à l’époque avec ses poupées, aussi.
À côté du bureau, le miroir immense était là, posé à même le sol. Elle s’avança comme aspirée. Il avait toujours ces taches noires mouchetées au départ des moulures et çà et là, éparpillées sur le verre. Il n’avait pas pris une marque de temps qui s’égrène.
Elle fit glisser ses doigts pour ôter la poussière avant de regarder son reflet qui lui, avait bien changé. Au même instant, la cafetière se mit à gronder la fin du breuvage qui terminait de s’écouler. Avec difficulté, elle tourna les talons pensant que de toute façon, elle aurait amplement le loisir de revenir plus tard. Elle descendit en essuyant sa main contre son jean.

Le nez dans sa tasse bouillante, les lèvres à souffler sur sa peine, elle réfléchissait à tout ce qui l’avait ramené ici. Elle se souvenait de cette lettre arrivée un matin dans sa boîte aux lettres pour lui dire que le destin venait de frapper à nouveau.
Surmonter soudain l’absence, le vide et devoir en plus se déposséder… trier, ranger, donner, jeter… trop de verbes pour détruire des liens qu’elle pensait à jamais sacrés.
Le goutte-à-goutte du robinet de l’évier imitait les battements de son cœur. Rapides et saccadés, ils la prenaient dans une cadence qui ne lui permettait pas de calmer le bal des questions imposées.
Son mug entre ses mains, elle se dirigea au salon en laissant sa valise et ses sacs de provisions sur le perron.
Adossée au cadre de la porte, elle observa l’imposante bibliothèque. Elle garderait bien entendu les livres, les cahiers de notes manuscrites, les partitions de musique ainsi que les albums de photos jaunies.
Tant de temps passe sans qu’on ne le regarde. Où avait-il filé ?
Se pouvait-il qu’il se soit perdu dans les méandres de la vie, qu’il ait oublié son but ? Si oui, quel était-il alors ?
En tournant la tête, son regard fut ramené sur la rampe de l’escalier. Elle se laissa conduire à l’étage par un besoin, comme un appel.

Où pourrait-elle placer ce miroir immense ? Il était hors de question qu’elle puisse s’en séparer. De près, il diffusait encore quelques effluves de bois de santal dont sa mère l’enduisait pour apporter de la brillance au bois et parfumer naturellement la pièce. Le flacon d’huile à moitié plein posé sur la commode en témoignait, lui aussi était recouvert d’une épaisse couche de poussière.
Elle prit un pas de recul pour mieux s’observer… Elle avait vieilli c’est vrai, mais elle ne voyait pas du temps passé, elle préférait regarder le temps vécu. Avec délicatesse, elle déposa sa main sur la paroi de la glace comme pour ressentir ce qu’elle avait oublié.
Sans doute recherchait-elle un instant d’éternité… un lien qui rappelle que les choses vont et viennent et que c’est ainsi qu’il faut pouvoir les accepter.

La sensation d’une fraîcheur presque glacée, disparut dans la chaleur apportée par la température de son corps. Les yeux fermés sur le présent pour revivre le passé, elle se laissa emporter par le moment.
L’extrémité de son index s’enfonça doucement au travers du verre, un autre monde existait bel et bien derrière son reflet.
Elle savait pouvoir passer sa main pour renouer avec le temps, mais il était trop tôt… à moins qu’il ne soit déjà trop tard.

Sans trembler, elle rompit le contact. Outre le silence, il ne restait rien.

Elody Henry

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