C’est au bar de cet hôtel mythique, que je rencontre aujourd’hui Monsieur Pierre Bord, le directeur de l’emblématique Negresco à Nice. Le mois de septembre est sur la Côte d’Azur aussi doux qu’un début d’été.
Je m’installe sur une banquette près de la baie vitrée et je patiente quelques instants avant qu’il ne vienne me rejoindre.
C’est sa voix que j’entends en premier. Elle glisse derrière mes épaules dans un « Bonjour » bordé de grâce et d’élégance.
Nous nous serons la main dans un sourire et il prend place face à moi… le rêve commence à s’éveiller.

 

UN CRÉATIF AU SERVICE DE L’EXCELLENCE

 

Pierre BORD est né le 21 octobre 1955 dans l’Est de la France à Strasbourg, capitale et fleuron de l’Alsace.
Il se décrit volontiers comme étant un homme instinctif et créatif, doté d’un brin de fantaisie qu’il affectionne particulièrement. Ses parents lui ont transmis le sens des valeurs et une éducation à la fois sérieuse et rigoureuse.
Son parcours ressemble à l’ascension d’un château dans les nuages… fait d’opportunités, d’expériences et de soupçons d’inconscience.

 

Est-ce qu’on pourrait imaginer prendre ensemble le petit train et remonter les couloirs de votre mémoire pour rendre visite à l’enfant que vous étiez ?
Que nous dirait-il ? Qui était-il ?

 

Je dirais que j’étais un petit garçon plutôt timide et introverti qui craignait le regard de ses parents sur lui.
J’aimais beaucoup ma Maman même si elle faisait preuve de sévérité avec moi. Quant à mon père, je le voyais peu. De par ses activités politiques, il n’était pas souvent présent avec nous et pendant un certain temps, je dois reconnaître qu’il m’a fait peur.
Jusqu’à l’âge de mes 8 ans j’ai été élevé par mes grands-parents maternels. Je garde de cette période de très jolis souvenirs empreints de beaucoup de bonheur.
Lorsque j’ai eu 9 ans, compte tenu des circonstances et de la vie de mes parents, j’ai été envoyé en internat chez les frères de la doctrine chrétienne. Ce changement de vie précoce a été difficile à vivre. Je me suis rapidement aperçu que je devais me plier aux règles, me soumettre pour ne pas faire de vagues.
Un jour j’avais dit à ma Maman : « Tu sais c’était très dur, tu m’as mis en prison ». Elle m’a répondu que cela avait été très dur pour elle aussi, mais que cela m’avait appris à vivre en communauté. Il m’a fallu du temps pour comprendre qu’elle avait raison.
Plus tard, lorsque j’ai fait mon service militaire dans la marine après mon école hôtelière, cela ne m’a absolument pas perturbé d’être confiné avec d’autres personnes des semaines entières à bord d’un bateau. J’ai même trouvé la discipline plus « cool » que ce à quoi j’avais été habitué à l’internat.

 

Qu’aimeriez-vous dire à cet enfant aujourd’hui ?

 

Cela me fait sourire aujourd’hui, mais je n’ai jamais été un bon élève à l’école et ma Maman en était désespérée. Elle s’inquiétait en me disant que je n’y arriverais pas, qu’elle ne savait pas ce qu’on ferait de moi. Lorsque je rentrais à la maison tous les quinze jours pour le week-end, souvent j’étais puni parce que je n’avais pas bien travaillé. Je trouvais cela injuste, comme si la distance imposée ne suffisait déjà pas assez.
À ce petit garçon, je voudrais lui dire qu’il a quand même bien changé, qu’il a vécu une très belle vie, remplie de multiples expériences riches et nourrissantes malgré les difficultés, les blessures et les revirements du sort.

 

« La vie est belle malgré tout
et il appartient à chacun de se la rendre belle »

 

J’ai lu que vos grands-parents maternels étaient tous deux dans l’hôtellerie (votre grand-père chef de cuisine et votre grand-mère gouvernante) Est-ce que cela a éveillé une vocation en vous ?

 

Pas immédiatement, c’est une envie qui est née plus tard. Lorsque j’ai connu mes grands-parents, ils étaient déjà retraités. Je n’ai pas baigné dans leur univers comme d’autres enfants ont pu le faire.
Cependant, malgré ma timidité les adultes m’attiraient. Lorsque je partais en vacances avec mes parents, ils étaient toujours très surpris que je parvienne à rencontrer des gens au restaurant de l’hôtel, à la plage et que je tisse des contacts avec autant de facilité. En très peu de temps, j’arrivais à savoir ce qu’ils faisaient dans la vie, où ils habitaient… c’était quelque chose de naturel pour moi. Très vite j’ai développé un attrait pour le service et le contact à l’autre.
D’aussi loin que je me souvienne, je porte le désir de faire de l’hôtellerie depuis l’âge de 11 ou 12 ans. Ma Maman qui était médecin me disait que je ferais ce que je voudrais dans la vie, mais que le premier objectif à atteindre c’était le BAC. Lorsque je l’ai obtenu, nous l’avons d’ailleurs bien fêté tous les deux.
Bien entendu, je me suis cherché. J’ai pensé à faire une école d’horticulture tant j’aimais m’occuper de notre jardin à Strasbourg. Je passais un temps fou à cultiver, semer et repiquer les fleurs avant d’être récompensé par les jolis résultats de ma main verte.
Pour tout avouer, j’ai toujours entretenu deux fantasmes de métier que j’aurai adoré exercer. En premier lieu j’aurai aimé être Comédien de théâtre ou alors Chef d’Orchestre. Si j’avais eu une belle voix, j’aurais beaucoup aimé faire de l’opéra aussi. Des métiers artistiques qui me ressemblent, car je suis bien plus créatif que financier !
Évidemment, j’ai bien conscience que mon profil pour certaines entreprises ou chefs d’entreprise ne passe pas du tout. Étant donné que je n’aime pas le mot « retraite », je dirais qu’à la veille de changer de vie après 40 années d’exercice, j’ai réussi certaines choses non pas avec le courage que l’on peut me prêter parfois… mais avec une forme d’inconscience qui m’a poussée en avant.

 

« J’ai besoin de créativité et de fantaisie »

 

Je me suis souvent laissé porter par ce que je ressentais, car il y a toujours eu une conviction lumineuse derrière mes perceptions. Au fil du temps la timidité s’est effacée, j’ai beaucoup travaillé en ce sens bien sûr et je peux dire qu’aujourd’hui à 63 ans, je me force même par moments, à une certaine retenue justement.
Je suis toujours à l’écoute, je sollicite beaucoup mes collaborateurs… mais parfois lorsque j’ai une idée, il me tient à cœur de l’amener au bout.

 

Qu’est-ce qui a lancé votre carrière, quelles sont les étapes marquantes qui vous ont emmenées jusqu’au Negresco ?

 

a l'encre de vos mots

Chaque expérience professionnelle a eu son importance, même si la première est la plus significative sur le plan affectif.
À la fin de mon service militaire, j’avais dans l’idée de devenir membre du personnel naviguant d’Air France. J’ai passé le concours et en parallèle j’ai eu l’opportunité de faire un remplacement de 3 mois dans un très bel établissement Relais et Châteaux en Alsace, l’Hostellerie de la Cheneaudière située à Colroy-la-Roche, dirigé aujourd’hui encore par la famille de mon ancien patron, Mr François.

 

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Je me souviens de cette phrase qu’il m’avait dite : « Qu’est-ce que vous allez aller voler dans les avions ! ».
Je suis finalement resté 3 ans chez lui et cela m’a permis de me confirmer mon choix professionnel. Souvent il plaisantait en disant : « Bon Pierre, il faut que je te trouve une maison comme la nôtre, mais où il y a une fille à marier ! ».
Là où il m’a envoyé, j’ai trouvé ma voie, mais ce n’était pas avec une fille.

 

 

J’ai quitté mon Alsace natale pour la Cité des Papes, Avignon en rejoignant un autre Relais et Châteaux : L’Auberge de Noves dirigé par la famille Lalleman. Une autre entreprise familiale qui existe toujours.
Là-bas, j’ai rencontré beaucoup de gens « importants » comme on dit, de personnalités puisque cet établissement est situé juste à côté des Baux-de-Provence.

J’ai eu l’occasion de faire la connaissance du Président des Relais et Châteaux qui m’a fait envoyer à Nancy où je suis entré dans le groupe Concorde appartenant à la famille Taittinger.

Ce fut la première grande passerelle.
De Chef de Réception, je passais Sous-Directeur d’un hôtel pour la première fois. Situé sur la place Stanislas, le Grand Hôtel de la Reine.

a l'encre de vos mots

 

Nous étions amenés à recevoir beaucoup de chanteurs, de très belles productions et bien entendu j’étais toujours fourré à l’Opéra qui se trouvait juste à côté.
J’étais invité à des Générales, à des Premières et très souvent nous avions les deux premiers rôles qui séjournaient chez nous. Des chanteurs célèbres parfois adorables, parfois moins, mais j’avais le sentiment de pouvoir vivre un peu mon rêve par procuration.
Je suis resté 3 ou 4 ans dans cet établissement avant d’atteindre un nouveau nuage, en ayant dans l’idée de devenir Directeur d’Hôtel avant mes 35 ans. J’ignorais alors que bientôt j’allais atteindre cet objectif.

 

a l'encre de vos motsJ’ai eu l’opportunité d’aller faire un remplacement de 6 ou 8 mois aux Antilles, sur l’île de Saint-Martin.
Sur place, j’ai rencontré le directeur du George V qui était là en vacances. Il a émis le souhait que je le rejoigne à Paris pour occuper un poste qui, pour des raisons de politique interne n’était pas disponible lorsque je suis arrivé.
Il a alors créé un poste de Responsable Commercial juste pour moi. C’est là que j’ai appris à connaître la capitale au travers de ses stations de métro afin d’assurer mes six rendez-vous par jour. Aujourd’hui lorsqu’on me parle d’un lieu à Paris, je demande toujours la station de métro correspondante pour pouvoir le situer.
Je n’ai jamais obtenu le poste que je souhaitais, alors je suis parti au bout d’un an.

 

a l'encre de vos motsSuite à cette expérience, je suis arrivé par hasard à Nice en 1989 pour occuper mon premier poste de directeur à l’Hôtel Beaurivage durant 4 ans.
J’étais heureux, c’était une sorte de consécration d’être parvenu à atteindre mon objectif. Bien entendu j’ai eu une pensée émue pour ma Maman et son inquiétude quant à mon avenir professionnel.

Ce jour-là je lui ai envoyé cette étoile dans le ciel, en souhaitant qu’elle soit fière de moi.

 

Très rapidement, je me suis demandé comment continuer à progresser. J’aimais mon métier passionnément et souhaitais l’explorer davantage. Me reposer sur mes lauriers ne me ressemblait pas. C’est là que j’ai reçu une proposition pour diriger 3 établissements à Strasbourg. Je suis retourné chez moi avec plaisir pour vivre une nouvelle et agréable expérience.

Il se trouve que par un nouveau concours de circonstances, j’ai été démarché peu après par Mr Marcel Levy, un de mes mentors qui m’a ouvert les portes de la direction d’un très bel hôtel à Genève : Le Richemond.

a l'encre de vos motsGenève en 1995 était une ville très chic qui faisait venir beaucoup de grandes fortunes notamment lors des ventes Christie’s.
Il s’agissait de mon premier palace, une nouvelle passerelle importante dans ma carrière.
Le cadre était bien évidemment splendide, très recherché et élégant, mais les exigences étaient elles aussi différentes. Je ressentais tout de même beaucoup plus de pression en étant en recherche permanente de perfection et d’anticipation des attentes de la clientèle.
Avec la modernisation et l’arrivée des moyens technologiques, tout a pris beaucoup de vitesse dans notre métier, comme dans beaucoup d’autres. Cette belle expérience durant 4 ans m’a beaucoup apporté… et puis, une nouvelle opportunité s’est présentée à moi.

Tout a toujours fonctionné ainsi. Les rencontres ont entraîné les opportunités et ma curiosité mêlée à cette inconscience que j’ai évoquée précédemment m’a permis de les voir et surtout de savoir les saisir. Je ne sais pas si j’ai agi par instinct, mais ma petite voix intérieure murmurait toujours « Vas-y ! ».
Avec le temps, j’ai appris à lui faire confiance et je pense que je devrais même l’écouter plus souvent.

 

Le monde est vraiment petit.
Il se trouve que Mr Novatin, le Directeur Général de tout le groupe hôtelier Casino d’Évian (appartenant lui-même au groupe Danone) séjournait souvent au Richemond pour ses rendez-vous d’affaires. Étant Alsacien lui aussi, nous avons sympathisé au fil du temps.
L’Hôtel Richemond venait d’être vendu et je faisais partie du package de rachat avec confirmation d’emploi durant un an.
Lorsqu’il a été nommé Directeur Général de la Société des Bains de Mer à Monaco (qui regroupe l’Hôtel de Paris, l’Hermitage, l’Hôtel Mirabeau, le Monte Carlo Beach…) il m’a téléphoné un jour en me disant qu’il avait un poste de Directeur Général Adjoint pour moi à l’Hôtel de Paris à Monte Carlo.

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« C’est un poste que l’on ne refuse pas »

 

C’était une de ces journées qui font basculer l’existence.
Je me suis donc rendu sur place faire une visite et rencontrer la personne de laquelle je devais être l’adjoint. Je me suis dit : « Je ne vais pas refuser le poste, mais avec lui ça va être dur et compliqué ». Il n’était pas en fonction depuis longtemps. Il arrivait du Crillon à Paris et avait besoin d’un bras droit. Là-dessus finalement, tout s’est très bien passé. On s’est apprivoisés et on a appris à s’apprécier. Je me souviens qu’il faisait justement appel à mon intuition lorsqu’il recevait des personnes en me demandant le ressenti que j’avais sur elles.
Travailler à Monaco, c’est entrer dans un autre univers. Tout est dirigé et inspiré par la famille princière et le protocole occupe une place très importante.

 

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Pour autant, c’est aussi avoir la possibilité de rencontrer le monde entier et parfois cela s’est révélé impressionnant. J’ai pris le thé avec Nelson Mandela comme je le prends avec vous maintenant, avec Michael Jackson, avec Céline Dion ou encore le Prince Albert bien entendu.
Le jour de ma prise de poste, le 1er juillet 1999, j’ai accueilli à l’occasion d’une manifestation sportive l’ancien joueur de football David Ginola en lui confiant : « Vous savez, c’est mon premier jour et vous êtes la première personnalité que j’accueille ici ». Cela lui a beaucoup plu.

 

 

À compter de ce jour, il demandait toujours à me voir lorsqu’il arrivait à l’hôtel.
a l'encre de vos motsJe me souviens qu’à l’occasion des obsèques du Prince Rainier, j’étais Directeur par intérim et de fait, j’avais été en charge de l’accueil de toutes les têtes couronnées d’Europe venues assister aux funérailles. Ce fut un moment très particulier, émouvant presque pesant que je ne pourrais pas oublier.
J’ai également entretenu de très bons contacts avec la famille Zidane que nous recevions régulièrement.
Ce furent 8 années intenses, remplies et riches en expériences. Mais est arrivé un moment où j’ai eu besoin de prendre l’air. Les gens ne comprenaient pas que je puisse envisager de partir, ils me disaient que j’étais bien ici, que c’était chez moi… mais j’avais envie et besoin de passer à autre chose.

 

a l'encre de vos motsMr Novatin du reste, encore lui, qui entre-temps avait quitté la Société des Bains de Mer est venu me proposer la direction de l’Hôtel Royal à Évian.
J’ai décidé de quitter Monaco et je suis arrivé fin novembre 2008 à Évian et là… le choc. Je quittais la clarté, la douceur de la Côte d’Azur pour retrouver le brouillard épais et le froid de cette région alpine. J’avoue m’être fait la réflexion de me demander ce que je venais de faire comme bêtise.
Très rapidement, je me suis lié d’amitié avec ma collègue Carole qui était à ce moment-là la directrice de l’Hôtel Hermitage situé dans le même parc que mon nouvel établissement. Je la considère depuis comme ma sœur et d’ailleurs nous nous téléphonons encore presque tous les matins. À Évian, j’ai appris à travailler dans la logique d’une entreprise du CAC 40. C’était nouveau et pas vraiment plaisant surtout au début, mais c’était une étape nécessaire pour reprendre plus tard la direction du Negresco.

Chaque année et ce durant les 3 ans que j’ai passé là-bas, nous avons accueilli le plus grand tournoi de golf féminin. C’était aussi l’occasion de retrouver des égéries comme David Ginola, Zinedine Zidane…
Une fois par an avaient lieu également les rencontres franco-allemandes. Le Président Sarkozy et le Chancelier Schröder se réunissaient à Évian car le parc de l’hôtel pouvait être entièrement sécurisé par les services de l’Élysée. Le Président venait parfois le temps d’une journée rencontrer Vladimir Poutine ou encore Gordon Brown. Ces journées ne ressemblaient à aucune autre. Nous n’étions même plus gestionnaires de la maison, c’est l’Élysée qui prenait la main, qui privatisait les salons et faisait poster la cavalerie de la Garde Républicaine dans le parc. Je reconnais que c’était intimidant.

 

Le 24 décembre 2009 est arrivée une jolie nouvelle comme cadeau de Noël.
Ma prédécesseur Nicole Spitz que je connais bien (alsacienne elle aussi) m’a téléphoné en me disant qu’elle allait prendre la retraite en mars 2011 et qu’elle pensait à moi pour lui succéder au Negresco. Elle était la première femme directrice d’un établissement comme celui-ci à l’époque. Je suis venu la voir et j’ai accepté ce nouveau défi !

 

 

L’aventure Negresco a commencé le 1er mars 2011 et nous sommes restés ensemble jusqu’au début du mois de juin pour assurer la passation. J’étais content de revenir vivre dans cette région que je n’avais jamais vraiment pu quitter. Dès que j’en avais la possibilité, je revenais de temps en temps le week-end pour profiter de ce cadre de vie exceptionnel.

 

« Le Negresco est à Nice, ce que la Tour Eiffel est à Paris »

 

Le Negresco est une institution.
Il est unique de par son histoire intrinsèque à celle de Mme Augier sa propriétaire qui lui a consacré sa vie et qui a toujours souhaité qu’il reste une maison française en refusant toujours de le vendre à des mains étrangères. Au fil des années elle l’a entièrement décoré.

C’esa l'encre de vos motst un hôtel-bijou qui possède une collection d’art constituée de plus de 6000 œuvres. Aujourd’hui âgée de 95 ans, elle occupe le sixième et dernier étage où elle souhaite finir ses jours.

Lorsque nous faisons des travaux de rénovation, nous avons à cœur de moderniser tout en respectant toujours son esprit. On fait du décalé par rapport au décalé qu’elle faisait déjà à l’époque. Je veille à tout cela, avec une touche de fantaisie, notamment en partenariat avec l’atelier de nos artisans tapissiers que nous avons sur place. Je leur demande de se lâcher, de proposer, de m’étonner et leur laisse la liberté d’exprimer leur créativité artistique pour nous renouveler en permanence.

 

Cet hôtel a quelque chose que les autres n’ont pas et il est de mon devoir de cultiver son âme pour ne pas qu’il la perde.

a l'encre de vos mots

Le Negresco est un établissement mythique connu dans le monde entier, il est le joyau de Nice et de la promenade des Anglais depuis le début du XXème siècle. Est-ce toujours le même plaisir de rejoindre votre bureau chaque matin ?

 

Je dirais que oui, car chaque jour est différent. Je suis un homme qui a horreur de la routine et des habitudes et lorsque je sens que certaines choses deviennent routinières, je fais en sorte de la casser et de la bousculer pour ne jamais lui laisser la place de s’installer.
Les journées commencent tôt. Avant d’arriver, j’ai déjà pris connaissance des mails envoyés le soir, comme les rapports d’activité de nuit du bar et du restaurant. En arrivant, j’envoie à tous les postes le proverbe du jour. Celui d’aujourd’hui par exemple c’est :

« La différence entre celui qui réussit et celui qui stagne,
c’est qu’ils ont peur tous les deux, mais que le premier passe à l’action malgré tout »

Une façon littéraire et poétique d’apporter motivation, enthousiasme et envie de bien faire à toutes les équipes.

 

Combien de personnes travaillent au Negresco ?

 

a l'encre de vos motsÀ l’année, nous sommes 172 à travailler dans cette maison. Pour la haute saison, de mai à octobre, ce nombre peut monter à plus de 200 avec l’emploi des saisonniers.
J’avais une idée en tête lorsque notre chef Jean-Denis Rieubland est parti l’année dernière. Je voulais une femme pour reprendre la direction de notre restaurant le Chanteclerc. Mon souhait s’est réalisé.

Virginie Basselot est arrivée depuis six semaines.

Elle est aussi Meilleur Ouvrier de France comme le Chef précédent, à la différence qu’il n’y a que deux femmes en France qui portent ce titre. Nous avons également deux gouvernantes MOF au Negresco, c’est totalement unique et source d’une grande fierté pour moi.

 

Les femmes ont l’air d’occuper une grande importance dans votre vie ? Savez-vous pourquoi ?

 

a l'encre de vos motsLes femmes ont toujours eu beaucoup d’importance dans ma vie.
En 1976, lorsque j’ai eu 20 ans, j’ai perdu ma Maman d’un cancer fulgurant. À l’époque elle me disait déjà : « Être une femme, même quand on a un métier comme le mien demande de savoir s’imposer et de montrer deux fois plus aux hommes ce qu’on sait faire. Tu sais, peut-être que tu es en train de choisir un chemin de vie qui va te demander de t’imposer différemment toi aussi ».
À ce moment-là, je me demandais ce qu’elle voulait dire par là. Ce n’est que quelques années plus tard que j’allais le comprendre, en découvrant que mon orientation sentimentale me demanderait de m’affirmer pour ne pas me laisser réduire à une étiquette collée par de mauvaises personnes ou de mauvaises pensées.

Mes parents étaient tous deux enfants uniques et Maman avait choisi à mon frère et à moi sa meilleure amie comme Marraine pour nous. Cette femme possédait une petite conserverie de moutarde et de cornichons. Elle était la dernière fabricante de moutarde artisanale en Alsace. Je l’ai toujours considérée comme ma grande sœur.
Au décès de ma Maman, elle a été considérablement proche de moi et très rapidement elle m’avait dit la même chose… c’est resté gravé.
Au fil de ma vie j’ai connu comme tout le monde des chagrins d’amour et j’ai compris beaucoup de choses. Lorsque j’ai été amené à diriger les 3 établissements à Strasbourg, j’ai logé chez elle avant de prendre un appartement.
Un an après, elle est tombée malade d’un cancer à son tour. Sa clinique se situait à 200 mètres de mon bureau, j’étais là pour l’accompagner. À ce moment-là, c’est comme si une boucle s’était bouclée.

Tous les jours, il y a quelque chose qui me fait penser à l’une d’elles et généralement ce sont des choses drôles.
Maman avait l’habitude de me dire : « Un enterrement c’est toujours affreusement triste, mais tu verras à chaque fois, il y a quelque chose de très amusant et de drôle aussi ! ». J’ai constaté que ça ne loupe pas ! et y compris dans le sien la pauvre.
Je reste convaincu qu’il y a une énergie autour de nous qui inspire ou qui expire et qu’elles sont là près de moi. Avec le temps, j’ai appris à comprendre que même dans les périodes difficiles de la vie, il existe de beaux moments et que c’est souvent la difficulté qui nous permet d’évoluer, de grandir et de changer notre façon de recevoir et de percevoir ce qui nous entoure.

 

Comment faites-vous pour prendre du recul, vous recentrer, poser le temps ? Vous avez une méthode particulière pour y parvenir ?

 

Je fais en sorte de pouvoir me retrouver pour ne pas me laisser dépasser. Cela commence dès le soir lorsque je quitte mon bureau et que je prends la route par le bord de mer pour rejoindre mon domicile… c’est toujours un moment magnifique. J’apprécie ce qui m’entoure, je ne fais pas que regarder, j’essaye autant que possible de voir.
Ma Maman me disait aussi : « Apprécies, tu as des bras, des jambes et en ouvrant la fenêtre il y a les oiseaux qui chantent ». Ce sont des choses simples, mais elles sont essentielles. Vous savez, je ne considère pas mon environnement professionnel comme étant ma vie, ce n’en est qu’une partie. Comme je dis souvent à mes confrères, nous ne sommes que des locataires de nos maisons… elles ne nous appartiennent pas.
Lorsque je rentre chez moi, je suis Pierre Bord… pas le directeur du Negresco.

 

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J’ai lu que le terme maison était beaucoup employé pour désigner le Negresco et les autres établissements de prestige. Peut-on l’assimiler à une maison de Haute Couture et si oui, pourquoi ?

Oui sans nul doute. Vous savez depuis que je travaille dans les palaces, je travaille dans l’excellence et l’exigence permanente. Faire toujours le maximum est très important dans nos métiers. Un jour quelqu’un m’a dit : « On ne fait pas du prêt-à-porter, mais du sur-mesure ».

 

 

Mr et Mme Augier ont collectionnés des œuvres d’art depuis leur acquisition de l’hôtel en 1957. Mme Augier l’a transformé en véritable musée d’art français. Peut-on le considérer comme tel ?

 

Le terme « musée » n’est pas celui que nous affectionnons le plus, sa consonance renvoie à quelque chose de vieux et de poussiéreux, nous lui préférons celui de Galerie d’Art. Avant l’attentat du 14 juillet 2016, l’hôtel était plus facilement accessible aux personnes qui souhaitaient en découvrir ses œuvres. Depuis, nous faisons preuve de davantage de prudence en filtrant l’entrée. Malheureusement, nous ne pouvons plus nous permettre cela.

 

Le Negresco porte le label Entreprise du Patrimoine vivant depuis 2015. Qu’est-ce que cela signifie ?

 

Ce label regroupe bien entendu les collections d’art de l’hôtel, mais aussi notre atelier d’artisans tapissiers membres des Compagnons du Tour de France et bien entendu les trois Meilleurs Ouvriers de France dont j’ai parlé tout à l’heure entre les étages et la cuisine.
C’est un tout qui nous permet de mettre en valeur notre maîtrise et notre expérience auprès de notre clientèle.
Le label Entreprise du Patrimoine Vivant (EPV) est une marque de reconnaissance de l’État attribuée pour 5 ans. Elle distingue les entreprises françaises aux savoir-faire artisanaux et industriels d’excellence. Il apporte également une médiatisation nationale et internationale qui favorise leur développement.

 

Les pages de légende de l’hôtel racontent que Salvador Dali venait ici accompagné de son guépard. Est-ce vrai ?

 

a l'encre de vos mots

Mr Dali était un grand ami de Mme Augier. Il y a plusieurs photos dans l’hôtel sur lesquelles ils posent ensemble. La légende dit vrai. Salvador Dali est venu ici accompagné de son guépard.

 

 

 

Quel est votre plus beau souvenir en tant que Directeur de cet établissement ?

 

Il y a déjà eu beaucoup de beaux souvenirs depuis que je suis arrivé ici, mais je pense que le plus fort a été le centenaire que nous avons fêté en 2012.
C’était un très bel évènement !

Quelles sont les nouvelles pages que vous souhaitez encore écrire afin de continuer à transformer l’ordinaire en extraordinaire ?

 

a l'encre de vos mots

 

La création du Spa en sous-sol est un projet auquel nous pensons fortement depuis longtemps. Nous espérons pouvoir le faire naître à l’horizon 2020 et travaillons déjà à son étude.
Pour l’heure, c’est la brasserie La Rotonde qui va être complètement rénovée à partir de cet hiver, sans compter que chaque année nous refaisons en moyenne une dizaine de chambres et de salles de bains. Le Negresco est un havre de beauté et de paix qui ne dort jamais.

À ce titre, j’en profite pour vous poser la question commune à tous les portraits que je réalise et qui me semble importante dans notre contexte sociétal actuel. Qu’évoque pour vous la transmission ?

 

a l'encre de vos mots

Voyez-vous c’est une quelque chose qui m’interpelle. À mes yeux, elle est très importante et parfois je me demande si elle n’est pas un peu en perdition.
Naturellement, elle est au cœur des métiers d’artisanat, du monde de la cuisine par exemple et elle me paraît plus belle, plus claire et plus noble lorsqu’elle passe au travers d’un métier. Aujourd’hui avec tous les moyens de communication qu’on a, elle me semble plus subjective et je le regrette.
La transmission du savoir est quelque chose d’extraordinaire et j’englobe également le savoir-faire et le savoir-être même s’il est de plus en plus difficile actuellement de trouver de la qualité à ce niveau-là du fait que beaucoup de codes de savoir-vivre ont changé ou se sont perdus et c’est regrettable. En tout cas, c’est une valeur qui me parle et qui a beaucoup de sens à mes yeux.

 

Vous avez dit avoir eu la chance de toujours rencontrer des gens qui vous ont fait grandir. C’est un peu le sentiment que j’ai aujourd’hui, et de vivre avec vous en ce moment aussi. Pourquoi est-ce important de recevoir une main tendue au bon moment ?

 

a l'encre de vos mots

 

Certes il y eu les rencontres et les opportunités, mais je crois qu’il faut avant tout savoir les saisir. Vous pouvez rencontrer des gens et il ne se passe rien.
Il y a une partie subjective dans tout cela, car toutes les personnes qui m’ont fait grandir et qui m’ont permis d’évoluer tout au long de ma carrière se sont souvenues de moi à un moment donné.
Il ne faut jamais sous-estimer le pouvoir d’une graine, car chaque arbre, chaque plante sur la terre en est le fruit.

 

A l’heure où je termine la rédaction de cette mini-biographie, j’ai le sentiment d’avoir passé un moment entre parenthèses dans un lieu unique, avec un homme qui l’est tout autant.
Pierre Bord est au Negresco ce qu’Yves Saint Laurent était à la Haute Couture française : un mélange de sensibilité et de détermination dans la volonté de créer l’excellence pour sublimer une part de ce monde. Raffinement et élégance d’une personnalité qui marque et une gentillesse qu’il est difficile de ne pas distinguer.
Il est toujours extrêmement touchant de voir une personne embarquer sur la passerelle de ses souvenirs, faire des escales dans sa mémoire et vous convier à les découvrir.
On ne peut que rendre la délicatesse de l’écoute pour laisser les mots devenir des pensées partagées.
J’ai savouré chaque minute de ce portrait, comme on déguste chaque gorgée de thé.
C’est avec des étoiles plein les yeux que j’ai poursuivi cet entretien en ayant la chance de visiter cette fabuleuse maison en compagnie d’une de ses collaboratrices… et lorsque j’ai quitté le Negresco, j’ai emporté avec moi bien plus que des rêves… j’ai emporté le droit de les réaliser.
Un grand Merci à vous… pour ce moment de partage riche de simplicité et de bienveillance.